TVR et Translohr : on s'en serait bien passé...
Une concurrence au retour du tramway
La renaissance du tramway en France a fait germer d'étonnantes idées dans la tête de certains industriels. Rappelons quand même - de façon diplomatique - que l'idée du TVR adopté par Nancy et Caen est d'origine belge. En France, Lohr Industries et De Dietrich avaient chacun présenté à la fin des années 1990 un projet similaire, l'un le Translohr, l'autre le TLP (Transport Léger sur Pneus), qui ne connut aucun débveloppement réel. En revanche, le Translohr a été retenu sur 3 projets en France : T5 et T6 et Ile de France et Clermont-Ferrand, où le tramway avait pourtant été initialement retenu. Il fut néanmoins candidat dans plusieurs villes (certaines ont eu chaud...) et a connu quelques développements à l'étranger, notamment en Chine (Shanghai, Tianjin), en Colombie (Medellin) et en Italie (Venise et Padoue).
En France, la percée de ces projets cherchait d'abord à créer une concurrence avec le tramway moderne, dans la période de transition entre le TFS et le Citadis d'Alstom. Il faut aussi ajouter la volonté de certains élus de se démarquer afin qu'on fasse un peu parler de leur ville, et surtout d'eux, dans les médias, sous couvert d'innovation et de première mondiale. C'est ainsi que Nancy choisit de remplacer ses trolleybus bimodes par le TVR de Bombardier, développé sur la base du prototype belge du GLT (Guided Light Transport), tout en gardant l'alimentation par bifilaires et perches et en alternant les sections utilisant ou non le système de guidage par rail central. A Caen, la solution fut un peu plus sage, le TVR étant guidé sur la totalité du parcours commercial.
TVR et Translohr reposent sur le même principe général d'un engin sur pneumatiques guidé par un rail central sur lequel est en contact, sur le TVR, un galet vertical posé sur le rail avec 2 boudins de part et d'autre, et sur le Translohr 2 galets pinçant en V ce rail. Croyance suprême : avec un seul rail, ce sera moins cher qu'avec un tramway qui en a 2. Et il y a bien plus de monde qu'on ne peut l'imaginer qui ont cru à cette équation !
Dans ce dossier, transporturbain développe les failles de ces systèmes, dont on cherche encore les avantages par rapport aux solutions conventionnelles que sont d'un côté le tramway et de l'autre le trolleybus. A transportparis, vous trouverez en outre une analyse plus détaillée des conséquences de ces choix sur la constitution - déjà larborieuse - d'un réseau de tramways. Logiquement, certains passages sont communs aux deux dossiers.
Saint Max - 22 juin 2007 - Donc il faudrait appeler ceci un tramway. Mais où sont les rails ? Il s'agit, vous l'aurez compris, d'un trolleybus, assisté d'un guidage physique sur une partie du parcours. © transporturbain
Caen - Gare - 4 mai 2014 - A Caen, le TVR était guidé sur la totalité du parcours. Mais cela n'a pas suffi pour éviter les problèmes inhérents à ce concept et aux faiblesses structurelles du matériel roulant. © transporturbain
Clermont-Ferrand - Place de Jaude - 8 septembre 2019 - Il ressemble déjà bien plus à un tramway moderne, mais il ne circule que sur un seul rail, n'ayant d'autre fonction que le guidage du véhicule. L'engin apparaît quand même un peu frêle... et se révèle bruyant ! © transporturbain
Un trolleybus guidé et un simili-tramway
Le TVR de Bombardier est un véhicule routier (donc astreint à une longueur de 24,5 m maximum et à l'ensemble des sujétions du Code de la Route). Celui de Nancy était un trolleybus avec un guidage partiel. Celui de Caen fut plus sage, avec un guidage intégral en exploitation commerciale. Le Translohr de Lohr Industries, du fait de son guidage permanent, a été décliné en différentes versions de 24 à 46 m.
Le roulement pneumatique exporte des vibrations dans les deux cas et, du fait de la surface de frottement accru, augmente la résistance à l'avancement et donc la consommation d'énergie.
Essey Mouzimpré - 22 juin 2007 - Etat de la plateforme avec le roulement monotrace. Les promoteurs du système avaient mis en avant une structure renforcée mais elle s'est révélée notoirement insuffisane. © transporturbain
La conception éminemment routière de ces véhicules, même pour le Translohr en dépit des apparences, impacte aussi la durée de vie du matériel roulant : la promotion de ces systèmes a mis en avant une longévité comparable au vrai tramway, mais nombreux furent ceux qui en doutèrent dès l'émergence de ces concepts. Finalement, la réalité a fini par s'imposer : les TVR de Caen auront circulé 15 ans (2002-2017). Ceux de Nancy devront atteindre les 22, peut-être 23 ans (2000-2023), soit la durée de vie d'un trolleybus.
Caen - Rue des Muets - 16 décembre 2017 - Ah le grand argument du tramway qui ne franchit pas les côtes... Le tramway passe exactement au même endroit, sans difficultés... © transporturbain
La dépendance au brevetage
Le TVR et le Transohr reposent chacun sur leur propre système de guidage, breveté par son constructeur, tant pour la partie « sol » que la partie « bord ». Par conséquent, seul le constructeur détenteur du brevet peut construire le matériel roulant destiné à ce type d’infrastructure. Ce n’est évidemment pas le cas du vrai tramway qui repose sur une infrastructure standardisée, et qui permet par conséquent de faire jouer la concurrence entre les constructeurs.
Cette dépendance est d’autant plus risquée que le marché du tramway sur pneumatiques reste particulièrement étroit : la production totale de Translohr n'a guère dépassé les 150 unités pour la France, l’Italie et la Chine, sans comparaison possible avec la production annuelle de tramways, même en se limitant aux « majors » du secteur. Faut-il évoquer le TVR ?
Ifs Jean Vilar - 16 décembre 2017 - Engins monodirectionnels, les TVR avaient besoin d'une boucle pour effectuer leur terminus. Les véhicules de Caen avaient été modifié en supprimant notamment le carénage de l'essieu directeur. On voit aussi que le conducteur était haut placé, avec une très mauvaise vision de près. Encore un défaut de conception... © transporturbain
L’impossible effet réseau
Le TVR et le Translohr sont des véhicules utilisant des essieux de type routier sur lequel est greffé son système de guidage. L’intersection ou le tronc commun ne sont pas possibles avec des vrais tramways, sauf à imaginer des dispositifs de plaques tournantes, onéreux et présentant par définition un risque sur la fiabilité de l’exploitation. L'échec commercial prévisible imposa donc la destruction de ces systèmes, comme Caen l'a fait en 2017 pour développer le réseau. A Strasbourg, l'idée - irrationnelle - d'un tramway sur pneus au milieu de 6 lignes de vrai tramway, a rapidement été matée par la réalité technique qui s'est imposée aux cogitations déplacées d'un maire.
Caen - Avenue du 6 juin 1944 - 16 décembre 2017 - Derniers jours de circulation du TVR à Caen. Deux semaines plus tard, la destruction de l'infrastructure débutera. Un gâchis de 250 M€ dont il aurait été si facile de se passer en construisant d'emblée un vrai tramway. © transporturbain
En Ile de France, les 2 lignes réalisées contre l'avis de la RATP (qui aurait évidemment préféré des tramways), sont incompatibles avec les autres tramways, ce qui finira par poser problème : entre l'essor - il est vrai pas très rapide - des nouvelles lignes et la pérennité limitée du Translohr, la question ne peut être éludée. A Saint Denis, les voyageurs de T5 auraient bien aimé profiter d'un accès direct à la gare... mais le choix du Translohr a contrarié cette possibilité...
Un moindre confort
Parmi les différences entre le TVR et le Translohr, la largeur des caisses. Le TVR est fondamentalement un autobus, avec une largeur de 2,55 m, offrant un espace relativement généreux en principe. Les articulations sont en revanche exiguës. Véhicule routier, il est limité à une longueur maximale de 24,50 m, ce qui impacte sa capacité et la proportion de places assises.
Le Translohr, guidé en permanence, est un tramway sur pneumatiques, s'affranchissant des règles du Code de la Route pour la longueur des convois. La version STE6 atteint 46 mètres de long. Mais c'est aussi un véhicule étroit : 2,20 m de large, alors que les tramways français modernes font soit 2,40 m soit 2,65 m de large. Saint Etienne fait exception pour raisons historiques (2,18 m) et Orléans, réseau moderne, est contraint à 2,32 m pour ménager les possibilités de cohabitation sur le pont George V. De ce fait, la part de places assises est encore plus faible, de 20% seulement contre 26% pour un vrai tramway de longueur comparable. Les intercirculations sont aussi étriquées, du fait de la position des essieux et de l’encombrement de l’anneau d’intercirculation des caisses. Le STE6 francilien, circulant sur T6, long de 46 m, ne propose que 252 places (à 4 voyageurs debout par m²) quand un Citadis du T3, large de 2,65 m, en propose 304.
Intérieur d'un T6 : comme dirait Alain Souchon : « passez votre tram à la machine, faites bouillir, pour voir si l'espace d'origine peut revenir... ». 2,20 m de large, c'est peu, cela se traduit par une faible capacité assise et au total, une cinquantaine de places en moins qu'un tram classique de largeur normale. Mais il fallait faire plaisir à un industriel dont le lobbying est meilleur que la qualité des véhicules. © transportparis
Ajoutons au chapitre du confort que le roulement pneumatique génère des secousses bien plus prononcées qu'un tramway classique, avec en prime un dandinement qu'on retrouve (de façon plus maîtrisée avec les dernières générations) sur les métros à roulement pneumatique. Et quand la plateforme commence à vieillir, l'effet est bien évidemment amplifié.
Une insertion urbaine très minérale
Nancy - Rue Saint Georges - 19 septembre 2019 - Avec son roulement pneumatique, le TVR n'a pas permis de végétaliser son parcours même sur les sections en site propre. Compte tenu de l'orniérage, les services de voirie doivent régulièrement reprendre le revêtement pour maintenir un minimum de confort de roulement aux voyageurs et éviter que les vibrations ne provoquent un déguidage. © transporturbain
Clermont-Ferrand - Boulevard François Mitterrand - 27 août 2018 - Le Translohr se caractérise par son accès surbaissé à 28 cm seulement du sol. La version STE4 de 32 m de long repose sur 5 essieux et le matériel se dandine désagréablement... © B. Arbogast
Les coûts d’investissement
A 3,4 M€ pour 127 places, les STE3 de la ligne francillienne T5 constituent les rames les plus onéreuses jamais construites, puisque le ratio de coût à la place atteint 28 333 €. Les STE6 de la ligne francilienne T6 ont été vendues à 5,4 M€ pour 252 places, soit 21 428 € par place. En comparaison, les derniers marchés de tramway en Ile de France ont permis de passer en dessous du seuil de 10 000 € la place, valeur atteinte également par plusieurs marchés européens.
Les coûts de construction de la plateforme sont peu dépendants du nombre de rails posés : les travaux sont strictement identiques quant à la déviation des réseaux, la réorganisation des voiries et le coulage de la dalle de béton sur laquelle circulera le système de transport.
Du côté des équipements de transport, il faut signaler que le roulement sur pneumatique se traduit par un besoin en énergie plus important, du fait d’une surface d’adhérence nettement supérieure à celle du roulement ferroviaire. Le sujet est déjà connu sur les lignes de métro.
Au-delà, les choix d’aménagement sont assez peu différents de ceux d’un tramway classique, hormis les nécessités du roulement sur pneumatiques. Les coûts liés au réaménagement de la voirie sont donc assez similaires quel que soit le système de transport. Il est par ailleurs faux d’affirmer que le tramway sur pneus est structurellement moins cher à construire qu’un tramway classique étant donné les résultats obtenus par certains projets : on peut citer les 14,5 M€ au km du T3 lyonnais, ou les 15 M€ de la première ligne du Mans et de Besançon. Il faut aussi préciser que les coûts liés au système de transport ne représente en général que le tiers du coût kilométrique, le reste étant à porter sur les lignes de réaménagement urbain ou de modification des réseaux souterrains.
Cet écart non significatif a d’ailleurs été démontré en 2005 par SYSTRA dans une étude réalisée pour la Communauté Urbaine de Bordeaux, étudiant les différents systèmes de transport pour l’évolution de son réseau de TCSP.
En comparaison, à iso-capacité, un trolleybus articulé de 18 m de long, offrant lui aussi environ 120 places, ne coûte qu'entre 700 000 € et 1 M€ selon le véhicule et le niveau d'équipement, contre 3,4 M€ pour le STE3.
Clermont-Ferrand - Viaduc Saint Jacques - 27 août 2018 - Le roulement sur pneumatiques est vanté pour son adhérence accrue, mais il s'avère assez peu à l'aise sur cet ouvrage en hiver dès lors qu'il y a un peu de neige ou de verglas... © B. Arbogast
Les coûts d’exploitation
C'est assez simple : à objectif de débit horaire constant, moins le véhicule est capacitaire, plus il faut augmenter l'offre. Ainsi, pour le T6 francilien, l’objectif des 3600 places par heure et par sens nécessite 15 passages par heure avec le STE6, contre 12 avec des tramways. L’écart de 3 services par heure se répercute sur les coûts d’investissement (dimensionnement du parc) et d’exploitation (nombre de rames et d’agents en ligne), ainsi que sur la consommation d’énergie, amplifiant la surconsommation liée au roulement sur pneus.
Cette offre supplémentaire réduit la « réserve » avant saturation du système de transport : dit autrement, le tramway plus capacitaire est plus évolutif que le Translohr qui démarre plus proche de son taux de saturation.
Le dimensionnement plus important du parc de matériel roulant, amplifiant encore l’écart de coût d’investissement : en tramway classique, la ligne n’aurait nécessité que 22 rames à 3 M€ contre 28 en STE6 à 5,4 M€, soit un écart de 85,2 M€ sur ce seul poste de dépenses.
Du point de vue de la maintenance, la technique du Translohr impose une maintenance plus fréquente et plus onéreuse : SYSTRA et le Commissariat Général à l’Environnement et au Développement Durable se sont penchés sur les écarts avec le tramway classique. Le premier a évalué à 123 000 € le coût de maintenance du kilomètre d’infrastructures de Translohr et à 1,50 € / véhicule-km celui du matériel roulant, alors que le CGEDD chiffre à environ 0,90 € celui des tramways circulant en France.
En supposant une durée de vie de 40 ans, identique à celle d’un tramway, le surcoût de maintenance serait de 50 M€ pour la seule ligne T6. L’effet de la moindre capacité sur cette même ligne, en termes de kilomètres parcourus, atteint 80 M€ sur 40 ans.
Le cumul investissement + exploitation + maintenance aboutirait selon notre analyse à un surcoût sur 40 ans de 215 M€ inhérent au choix du Translohr sur T6. Un raisonnement relativement comparable peut être développé à Clermont-Ferrand, du fait de la capacité des STE4 inférieure à celle d'un tramway standard de 32 m. En Ile de France encore, le cas du T5 est ambigu car pour un véhicule de 120 places, des trolleybus articulés auraient fait l'affaire mais la ligne est aujourd'hui en limite de capacité : aux 61 M€ potentiellement économisé sur l'achat du matériel, se seraient ajoutés 30 M€ sur l'exploitation... mais in fine, T5 aurait justifié un vrai tramway, qui n'aurait pas forcément coûté plus cher...
Reste enfin que le CGEDD doute de la possibilité des Translohr à atteindre les 40 ans et mise plutôt sur une durée réelle de vie de 20 à 25 ans, comme pour les trolleybus et que prouve l’expérience de Caen. En suivant cette préconisation, l’économie suscitée sur T5 et T6 approcherait les 600 M€, l’équivalent du coût de la section Porte d’Ivry – Porte de La Chapelle du T3 parisien… qui n'était déjà pas donné !
TVR et Translohr auront donc été une parenthèse - particulièrement coûteuse pour les budgets publics - avec de surcroît de piètres prestations pour les voyageurs. Malheureusement, les élucubrations d'ingénieurs d'une part et les aspirations à l'innovation par des élus cherchant à se distinguer des autres se soldent généralement toutes ainsi...
Nancy - Rue Saint Georges - 19 septembre 2019 - Devant une boutique d'antiquaires : l'avenir du TVR se congugue au passé, mais la politique des transports dans cette agglomération est toujours aussi incertaine... © transporturbain