Tatra : l'incarnation du tramway d'Europe centrale
Les tramways Tatra, dans leurs différentes versions, ont constitué pendant près de 40 ans les effectifs des réseaux des villes des pays du COMECON, l’organisation d’entraide économique entre les démocraties socialistes sous influence de l’URSS. Ces matériels, souvent de conception assez frustre, sont encore très présents en Europe centrale, qu’il s’agisse évidemment des unités produites à la fin des années 1980 ou de celles livrées au cours des années 1960. Ces productions occupent donc une place de choix dans l'évolution des tramways électriques.
Etendard de ces productions, les T3, qui, en 2020 encore, constituent la figure emblématique du réseau de Prague.
La PCC venue de l’est
Les premiers tramways produits à partir de 1951, la série T1, a été imaginée dès la fin des années 1930. Les travaux réalisés sous l’égide du Electric Railway Presidents Conference Committee ont assez significativement influencé sa conception, au point que Tatra acquit en 1946 une licence pour fabriquer des tramways type PCC. C’était juste avant le discours du président Truman et le début de la guerre froide, mais les discussions avec le groupement des réseaux américains avaient débuté dès 1939. L’allure relativement effilée de leur caisse de 13,3 m au gabarit 2,40 m, les faisait ressembler aux motrices normalisées suisses. Il s’agissait pour l’Europe centrale des premiers tramways avec sens de circulation, inspirées des « Pay as you enter cars » américaines développées entre les deux guerres. Autre nouveauté typiquement américaine : la commande par pédales. Produites à 287 exemplaires au début des années 1950, dont la moitié pour Prague, les T1, progressivement converties pour le service à agent unique dans de nombreux réseaux (dès 1973 à Prague), ont quitté les rails en 1987.
La T1 a été déclinée en version articulée, baptisée K1, longue de 21,6 m dotées de 2 bogies moteurs et un bogie central porteur, mais qui ne connut aucune commercialisation car présentant trop de faiblesses techniques.
Prague - Mánesův most - 5 janvier 2020 - Grâce aux circulations historiques du musée des tramways de Prague, il est assez aisé de remonter le temps : la T1 n°5002, remarquablement préservée, repose sur des bogies américains mais la caisse effilée trahit un cousinage suisse... © J. Mracek
La T2, livrée à partir de 1955, est une version plus capacitaire, avec une caisse de 16 m au gabarit de 2,50 m plus proche du format des PCC américaines et hollandaises. Elles ont été produites à 771 exemplaires jusqu’en 1962, pour les réseaux de Tchécoslovaquie et certaines villes d’URSS. Prague n’en commanda que 2 exemplaires, jugeant la voiture d’un format trop généreux.
La T2 a été déclinée en K2 articulée, produite à 567 exemplaires pour la Yougoslavie et l’URSS, entre 1966 et 1983, dans le sillage de l’apparition des PCC articulées en Belgique à partir de 1967. En outre, une série baptisée K5, comprenant 200 exemplaires, a été produite entre 1970 et 1973 pour les tramways à voie métrique du Caire, très similaires aux K2, hormis des moteurs de 44,5 kW au lieu de 40.
T3 : l’hyperstandardisation
La T3 produite à partir de 1962 est la plus connue… et pour cause : 14 464 exemplaires ont été produits, ainsi que 1010 motrices sans cabines (pour former des couplages), jusqu’en 1990 pour une cinquantaine de réseaux. La T3 est une version simplifiée de la T2. Longue de 14 m seulement, mais toujours au gabarit de 2,50 m, cette motrice de 16 tonnes dispose de 4 bogies moteurs de 40 kW. Dotée de 3 portes et de 23 places assises, elle peut accueillir jusqu’à 110 voyageurs (en serrant bien). La T3 a été produite pour la voie normale, la voie métrique et la voie large russe à 1524 mm. Leur vitesse de pointe atteint 65 km/h.
Prague - Výstaviště Holešovice - 30 mai 2019 - La T3 dans sa version la plus répandue, ici dans un couplage, puisque les deux pantographes sont levés : la liaison électrique n'est pas totale dans cette formation. On aperçoit en arrière-plan une 14T et une autre T3 en livrée gris métallisé et bordeaux. © E. Fouvreaux
Prague - Námestí Miru - 29 mai 2019 - On s'y perd un peu dans la composition du parc de la capitale tchèque puisque toutes les T3 modifiées avec plateformes centrales ne revêtent pas la livrée à base gris métallisé. © transporturbain
Prague - Palackého most - 30 mai 2019 - Une T3 grise, avec plateforme surbaissée centrale, dont on remarque l'effet sur le galbe inférieur de la caisse. La T3 est un des tramways qui a été le plus transformé en Europe en un peu plus d'un demi-siècle d'existence. Une 15T pointe sur le carrefour... © E. Fouvreaux
La très grande majorité des T3 ont été produites pour l’URSS, plus de 11 000 exemplaires. Prague en reçut 1193, dont une petite moitié est encore en service.
C’est sur la série T3 que furent introduites certaines évolutions sur la chaîne de traction, en particulier les hacheurs de courant, dès 1971.
Plzén - Karlovarská - 1er mai 2016 - Autre réseau tchèque, celui de Plzén, avec ici l'une des 4 rames composées de 2 motrices T3, assemblées et réunies par une caisse intermédiaire. Un modèle atypique car peu de motrices articulées ont été construites par Tatra sur cette base : certains réseaux s'en sont chagés ! © A. Knoerr
Plzén Anglické nábrezí - 30 avril 2016 - Si si, c'est bien une T3, mais complètement transformée avec le remplacement de la caisse d'origine par une construction plus moderne et en intégrant un espace surbaissé central. Et toujours les bogies PCC ! © A. Knoerr
Une version à gabarit réduit à 2,20 m, baptisée T4, a également été produite de 1968 à 1987 à 2635 exemplaires. Dresde et Leipzig se sont arrogées près de la moitié de ce modèle, avec respectivement 572 et 597 exemplaires.
Leipzig - Hauptbahnhof - 27 septembre 2014 - La T4 bénéficia de certains progrès techniques dans la conception de la motorisation. La composition illustrée comprend 2 motrices, dont une en mulet (moteurs actifs, avec alimentation par l'unité de tête, contrairement à Prague) et avec de surcroît une remorque de conception plus récente et surbaissée. © E. Fouvreaux
La T4 a été déclinée en version articulée, dans une conception similaire à la GT4 Duwag, avec 2 caisses et 2 bogies, avec une articulation suspendue. Produite à 1728 exemplaires, dont plus du tiers en RDA : Berlin-Est en utilisa 574 et Erfurt 156. La version russe a été vendue à 415 exemplaires et la version yougoslave à 271. A Berlin, les KT4, modernisées au début des années 2000, devraient quitter le réseau d’ici 2021 du fait de la fin des réceptions des Bombardier Flexity.
Köpenick - Schlossplatz - 22 septembre 2010 - Les KT4 berlinoises sont arrivées pour remplacer des motrices à deux essieux Gotha et Reko. Modernisées après la réunification, elles devraient effectuer leurs dernières prestations d'ici la fin de l'année 2020, remplacées par les Flexity. © transporturbain
T5-T6-KT8 : rupture avec la technique du bogie PCC et modernisation de la chaîne de traction
Les deux prototypes T5 à hacheurs de courant, produits en 1972, n’ont connu aucune commercialisation tant leur mise au point fut laborieuse. En revanche, la version T5C5, bidirectionnelle a été produite à partir de 1978, à 322 exemplaires, pour le réseau de Budapest. Leur caisse de 14,70 m au gabarit 2,50 m présente une allure plus anguleuse. La puissance des moteurs passe de 40 à 45 kW. Elles abandonnent les principes des PCC en matière de chaîne de traction et de bogies mais demeurent des motrices à adhérence totale. A partir de 2002, le réseau de Budapest modernisait ce parc en modernisant la chaîne de traction par l’adoption d’IGBT.
Budapest - Etele út - 18 avril 2015 - La T5 n'a été in fine produite que pour le réseau de la capitale hongroise. Les similitudes avec les KT4 sont assez flagrantes, Tatra standardisant au maximum le matériel dans le schéma de planification industrielle d'Etat. La composition ici illustrée comprendre 2 motrices actives et une utilisée en mulet, sur l'importante ligne 1. Pour mémoire, c'est à Budapest que circulent aujourd'hui les plus longs tramways du monde avec les Combino de 55 m et les Urbos de 60 m. © A. Knoerr
Les T6 furent les dernières motrices simples produites par Tatra au début des années 1990. Produites à 296 exemplaires, elles conservent des dimensions classiques (14,70 m de long, 2,50 m de large) et ont circulé essentiellement en Tchécoslovaquie.
Prague - Andél - 28 mai 2019 - La T6 est la dernière motrice simple construite par Tatra. Le bogie PCC est toujours présent mais la chaîne de traction a rompu avec les conceptions américaines. Les différences avec la T5 sont relativement limitées. © transporturbain
A la fin des années 1980, l’augmentation du trafic et le besoin de renouveler une partie du parc datant du début des années 1950 motiva l’élaboration d’une nouvelle rame de grande capacité. La KT8D5 est une rame articulée bidirectionnelle, une configuration pas si courante, à 3 caisses reposant sur 4 bogies moteurs comprenant chacun 2 moteurs de 45 kW. Elles disposent de 5 portes facilitant les échanges. D’une longueur de 30 m, elles offrent près de 180 places. Elles ont été produites à 199 exemplaires dont la moitié pour la Tchécoslovaquie.
Prague - Strossmayerovo náměstí - 30 mai 2019 - La KT8 est la motrice Tatra la plus longue dans l'histoire de la production de cette firme. Le choix d'une rame articulée n'a pas entraîné le renoncement à l'adhérence totale. La partie centrale a été surbaissée pour proposer un espace accessible de plain-pied. © transporturbain
Prague - Strossmayerovo náměstí - 30 mai 2019 - La même motrice sous un autre angle. La cousine de l'est des PCC triples présente une différence technique par rapport aux 7900 belges, puisque le schéma électrique du couplage ne requiert pas la levée des deux pantographes. Autre divergence : la porte sur la caisse centrale, qui procure une quasi équidistance des portes. © E. Fouvreaux
Tatra avait également lancé la conception d’une nouvelle motrice à 2 bogies, baptisée logiquement T7, mais la chute du Rideau de fer en 1989 en a décidé autrement.
Vu du voyageur
En parcourant nos dossiers, vous aurez remarqué que notre – petite – connaissance des Tatra concerne principalement les réseaux allemands de Berlin et de Leipzig, et le réseau tchèque de Prague. La parenté technique des T3 avec les PCC est évidente, mais il faut reconnaître que les modernisations intervenues à partir des années 1990 ont quelque peu modifié le comportement de ces motrices, alors que, par exemple, les PCC simples de Bruxelles sont demeurées intactes tout au long de leur carrière. La comparaison pourrait donc plutôt intervenir avec les motrices de Gand qui ont bénéficié de reprises assez significatives. Evidemment, l’autre différence, c’est le gabarit, surtout à Prague avec des voitures de 2,50 m de large.
Autre particularité, la capacité à transformer les T3, notamment pour aménager un accès surbaissé. Dans toute l’Europe centrale, nombre de ces motrices ont été modifiées à hauteur de la porte centrale, illustration de la conception rustique assez compatible avec de telles transformations. Certaines ont même été complètement recarrossées par des entreprises locales.
Les T6, KT4 et KT8 sont assez typiques des conceptions des années 1980, avec le sifflement caractéristique des premières générations de hacheurs de courant. La forme plus anguleuse des caisses a permis d’accroître la surface vitrée pour la luminosité et la visibilité pour les voyageurs en position debout, ce qui constitue l’un des défauts des T3 au pavillon arrondi.
Ces matériels, par comparaison aux standards de réseaux modernes, sont désormais obsolètes, sinon désuets, et conservent une cote affective élevée, parmi les amateurs, mais aussi dans une partie des populations locales. Quant aux réseaux, ils ont encore la possibilité d’exploiter ces motrices à coût relativement limité, d’autant que les transformations, parfois jusqu’à la reconstruction, peuvent leur procurer des fonctionnalités et un confort comparables à des motrices de 40 ans leurs cadettes.
Mais tout a une fin…